LE 11 MAI 1940. BATAILLE A NEUFCHATEAU ET RUEE VERS BOUILLON

 

                 Libramont.

        Il y a déjà une heure que l’attaque a été lancée contre Neufchâteau lorsque plus au nord, un avion d’observation Henschel 126 survole Libramont : il appartient à l’escadrille liée à la 2ème Panzer, qui est ainsi fort bien renseignée. A Libramont qui avait été organisé par les Belges en centre de résistance susceptible de se défendre tant face au Sud que face au Nord, en plus des quatre gros abris formant un arc de cercle face au Sud, appuyé au remblai du chemin de fer, la protection antichars est assurée au Nord et au Nord-Est par la voie ferrée, à l'Est et au Sud par un fossé artificiel et par de solides barricades sur toutes les routes. Vers 09h30, l'ennemi arrive en force en vue des positions françaises depuis la route de Bercheux. Quelques heures auparavant cette tête de la 2ème Panzer a bousculé à Petite-Rosière les éléments français de reconnaissance envoyés de Neufchâteau. Jusqu’à 11h30 l'attaque ennemie est arrêtée, mais les Allemands sont parvenus au remblai du chemin de fer et prennent appui sur les fortifications idéalement orientées face au sud. A midi, les deux dernières AMR de reconnaissance françaises venant de la Barrière Hinck repassent le pont de la gare, que l’on fait alors sauter. L'un des avions d'observation allemands de la 23ème escadrille (2F) est revenu. ‘Régulièrement, l’équipage lance un tube enveloppé de tissu jaune, bien visible, qu'on repère et trouve facilement au sol’. Les messages qu'ils renferment donne de précieuses indications sur l'itinéraire conseillé alors que les Français sont quasi aveugles.

                   Les Allemands ayant entretemps percé à Neufchâteau et progressant en masse vers l'Ouest, l’ordre sera donné à 13h00 aux Français de se replier par échelons sur la Semois. Le mouvement s'avérera difficile, car les Allemands occuperont rapidement Bertrix et lanceront leurs chars pour couper les routes de repli des Français.

 

                Neufchateau.

           Là-bas justement, c'est la 1ère Panzer qui lance l’attaque. Depuis Fauvillers, le terrain est beaucoup plus facile et aucune position organisée belge ou française ne s'y trouve. Aussi, le 11 mai, le Général Kirchner, commandant la 1ère Panzer, va-t-il lancer ses chars en avant. Dans son ordre émis le soir du 10, il prescrit aux éléments de pointe du Pz.R.2 -Panzer Regiment 2-, d'atteindre dans la nuit du 10 la région d'Ebly, afin de pouvoir le 11 au matin, attaquer Neufchâteau qui est considérée comme un point fort. A ce moment-là, l’autre élément de pointe, le Pz.R.1, n'est encore qu'au pont de Bodange, bloqué dans les embouteillages routiers.

 

              Plus au nord-est, les éléments français de reconnaissance repoussés à hauteur de Petite-Rosière par les tirs des chars de la 2ème Panzer en mouvement vers Libramont, reçoivent l’ordre de se replier ‘dans les lignes à Neufchâteau afin de permettre éventuellement l'action du groupe d'obusiers d’artillerie de 105 du 78e AR installé à Petitvoir’.

              Le Capitaine Grognet installé à Neufchâteau-même depuis la veille, écrit dans son rapport que sa mission est ‘d'empêcher le franchissement de la voie ferrée par l'ennemi pendant 2 à 3 jours, conformément aux instructions verbales reçues’.

               Une première attaque de chars a lieu vers 07h00, au sud de la route Neufchâteau-Longlier. En réaction, la batterie d’artillerie de 105 établie à Petitvoir et les canons anti-chars de 25mm parviennent à détruire quelques panzers et l'attaque est momentanément brisée. Les archives allemandes notent que ‘vers Longlier, une trentaine de nos chars arrivent au sud-est de la ville, et s'arrêtent momentanément parce qu'ils sont pris à partie par une batterie d’artillerie, probablement celle observée en position à l’Ouest de la ville... Mais notre colonne reprend vite son mouvement...’

              En face de Hamipré le premier contact est pris à 08h30 avec les sections des fusiliers d’assaut allemands. Les tirs de la batterie d’artillerie française de Petitvoir ‘réussissent à détruire 4 chars et 6 sidecars. De plus, devant la barricade érigée à Hamipré, trois véhicules allemands sont arrêtés par un canon de 25’. Mais le contingent français ne sait pas encore qu’il est déjà menacé sur son flanc droit par le repli tardif à la même heure de l'escadron hippomobile du Capitaine Pilafort.

              En effet, à 08h30, guidé par l’avion d’observation qui a repéré le mouvement décalé de repli français et instantanément localisé le schwerpunkt, le Pz.R.2 passe à l'attaque au Sud de la localité, ses 39 chars étant répartis en deux vagues. En plus des canons de 37mm des chars du type Panzer III, il y a les petits canons de 20 mm des chars légers panzers II. Le Pz.R.2 attaque sur un front étroit, au sud de Hamipré, où les escadrons hippomobiles français ne possèdent en tout et pour tout que quelques canons de 25mm.

                 A 9h30 le Pz.R.2 traverse le chemin de fer Namur-Arlon et la route Neufchâteau-Rossignol, au Sud de Hamipré. Son objectif : Montplainchamps. A ce moment-là le Pz.R.1 est encore loin en arrière. Ici aussi les Français sont survolés par un Henschel 126 qui renseigne les troupes au sol. Les chars allemands passent à l'attaque alors que le détachement hippomobile est en train de se replier trop tardivement par échelons selon les ordres donnés durant la nuit par le GQG de la 2ème Armée. Le plus gros du détachement français est la cible des obus des panzers. Il reçoit l'ordre de se replier sur Nolinfaing, où le même scénario se reproduit : ‘installation en défensive et aussitôt attaque de chars’, note un officier français. Le détachement se replie sur Montplainchamps où il retrouve les éléments de l’aile gauche de la 2ème DLC. Talonnés par la quarantaine de chars de la Pz.R.2, les Français s’écartent de l’axe principal d’attaque et refluent ensemble vers Saint-Médard.

 

              Plus à l’est, une partie du contingent hippomobile ne décroche que péniblement en présence des chars allemands. Ignorant qu’un des escadrons a été détruit, l’autre l'attend un moment à Assenois. Ne le voyant pas arriver et apercevant des dizaines de chars ennemis entamant un mouvement vers le Sud en ouvrant le feu à 2.000 mètres, les Français s’échappent et entrent dans les bois touffus où ils se regroupent. Pour arriver à Straimont il est nécessaire de passer par Suxy. Mais ils y sont accueillis par un violent feu ennemi car une fraction du régiment Grossdeutschland, en renfort à la 10ème Panzer, occupe déjà le village. Un terrible combat s’engage au terme duquel les positions n’évoluent plus. Les Français décident alors de gagner Straimont par les bois, village qu’ils parviendront à rejoindre au prix de pertes importantes.

 

                   Dans les airs.

                 Entretemps, depuis ses terrains d’aviation en France et malgré les pertes de la veille, l’AASF va envoyer à nouveau ses Fairey Battles au-dessus du luxembourg belge et du Grand-Duché pour attaquer les colonnes allemandes.

               Le 11 mai dès 04h30, la base du 88ème sqn a été bombardée, mais aucun dommage n’est enregistré. Les attaques ordonnées en cette matinée vont regrouper deux ½ sections des squadrons 88 et 218 qui décolleront à 15 minutes d’intervalle à partir de 09h30 pour attaquer un convoi renseigné beaucoup plus au nord, près de …Saint-Vith.

                   Aucun des 4 appareils du 218 Sqn ne reviendra (K9325, P2249, P2203, P2326).

         Quant aux quatre avions du 88ème, trois seront abattus (P2202, P2261, P2251), un seul revenant, désemparé.

                Le Fairey Battle P2251 justement: après le décollage d’Aubérive, le F/Lt MADGE est aux commandes et mène le raid qui remonte au nord-est à basse altitude en direction de son objectif éloigné. Ils n’ont pas encore atteint Bastogne qu’ils sont déjà surpris de voir les Allemands progresser rapidement d’est en ouest en territoire belge depuis la frontière luxembourgeoise. 

          Un pilote survivant note dans son rapport que ‘la navigation à basse altitude est compliquée par le relief accidenté de la région’ et qu’il doit régulièrement effectuer des embardées pour éviter de percuter le sol. Il note également que ‘le vol en formation est inutile et potentiellement dangereux, vu que les pilotes doivent également esquiver les tirs venus du sol’. L’officier ajoute qu’à successivement deux endroits, la formation de Battles est soumise à un intense feu venant de deux colonnes motorisées qu’ils survolent : ‘les véhicules semblent à l’arrêt et les tirs proviennent principalement de la Flak autotractée intercalée entre les camions de ravitaillement. Il apparaît également que les allemands ont aménagé en plus des positions fixes de Flak de moyen calibre aux principaux carrefours stratégiques’ bordant ces deux axes de pénétration en territoire belge.

                 Après avoir été pris à partie lors du survol de la première colonne motorisée, le P2251 RH-D, l’appareil leader du F/Lt MADGE du 88 sqn est le premier à plonger vers le sol. A bord, l’observateur chargé de la visée est le plus exposé, le corps tout entier allongé au fond du cockpit de l’avion. Sa tête et son buste sont à l’air libre alors qu’il tente d’aligner le convoi à travers son viseur télescopique. Au contraire du pilote et du mitrailleur, aucune plaque de blindage ne le protège. Un obus traverse le bas-moteur, blessant le pilote aux jambes et criblant d’éclats le poste occupé par le sergent Edward 'Lofty' WHITTLE qui est tué instantanément. Avec un moteur cafouillant, durites d’huile sectionnées, le pilote réussit quand même à s’éloigner, mais ne parvient pas à maintenir l’appareil en vol et doit ‘se poser sur le ventre entre Neufchâteau et Bastogne’.

                 A l’endroit où le P2251 s’est immobilisé, aucun incendie n’est visible depuis la formation qui continue alors son vol vers Saint-Vith, conformément aux ordres. Il est 10h30 lorsque l’avion s’immobilise au nord de Bercheux entre les ruisseaux de la Kémine et du Lionfaing, où les allemands accourent aussitôt. L’équipage survivant a déjà retiré hors de l’épave le corps sans vie du Sgt 'Lofty' WHITTLE qui sera enterré sommairement.

Pilot:                                   F/L  A.J. MADGE                                          (POW)           prisonnier

Observer-bomber:    Sgt  Edward 'Lofty' J.M. WHITTLE    (KIA)

Gunner:                            Cpl  A.C. COLLYER                                       (POW)           prisonnier

                  Victor Payot se souvient d'avoir dans les semaines suivantes découvert 'les traces d'une sépulture sommaire à l'orée du bois en bord de route de Libramont. C'était celui d'un homme immense -Lofty signifie "haut perché" en anglais-, en combinaison d'aviateur dont le corps était déchiqueté. Posés sur la dépouille, il y avait un étui à cigarettes avec les initiales E.W. et six stylos que j'ai remis au bourgmestre avant de procéder à l'enterrement du corps dans le cimetière de Bercheux. Ces objets ont été remis par la Commune aux autorités alliés après la guerre, c'est ce qui a permis d'identifier le pauvre gars'.

 

               Entretemps, L’aviation française n’a de cesse d’envoyer des missions de reconnaissance, comme celle assurée tôt le matin par un bimoteur Potez 63.11 du Groupement Aérien d’Observation 507 qui, outre une intense activité aérienne, constate : ‘avance rapide des Allemands sur les axes Houffalize-Saint-Hubert-Bastogne-Neufchâteau …/… concentration de forces ennemies devant Neufchâteau…/… L’ampleur des mouvements se confirme particulièrement sur le front de la 5ème DLC : …/… Des chars légers sont reconnaissables à leurs damiers noir/blanc et leurs croix gammées peintes sur les bâtis moteur’. C’est le même Potez n°212 qui est observé à la verticale de Warmifontaine par Callixte Culot qui note ‘le samedi vers 07h30 du matin deux avions allemands passèrent au-dessus du village poursuivant un avion français en direction de Florenville. Nous nous étions levés tôt et mon père avait déjà trait ses vaches que nous étions alors en train de mener en pâture lorsque nous avons vu les avions : ils volaient assez bas et tiraient sur l’avion français et on entendait le bruit des tirs’. Le Potez français endommagé sera contraint de se poser d’urgence à Châtel-Chéhéry. Le bulletin de renseignement du GQG français a déjà pu cerner la menace mais l’objectif n’est pas encore identifié : l’ennemi semble préparer une ‘action énergique en direction générale de Givet’.

 

                      Les Allemands contournent Neufchateau

               A Neufchâteau-même, Les mouvements des chars allemands menacent de plus en plus la droite de la position française. Trois chars Hotchkiss de retour de Petite-Rosière reçoivent immédiatement l'ordre de se rendre au bois de Petitvoir, pour assurer la défense du PC du colonel Evain. Vers 10h30, en surveillance au Sud de la ville, les observateurs voient des chars allemands apparaître sur une crête, en direction du Sud-Ouest…

              Ce sont bien les panzers constituant le Pz.R.2, régiment de tête, qui après avoir  atteint Montplainchamps vers 10h30, continuent leur progression par Grapfontaine.

              Les éléments de pointe atteignent Warmifontaine, juste à 11h00 se souvient Callixte Culot. Et il ajoute : ‘tels des centaures modernes, le buste noir vissé à leur engin chenillé et le pistolet au poing, les chefs de chars passent dans un bruit de tonnerre devant la fontaine du village. L’un deux me lance un papier plié’. Une carte routière du Grand-Duché. L’officier n’en n’a évidemment plus besoin… ‘Au centre du village, le comportement d’un vieux dans la rue nous intrigue : un combattant de la grande guerre qui lève répétitivement les bras en signe de reddition au passage de chaque panzer’.  

              Juste derrière la crête, à Petitvoir, les rares habitants qui sont restés au village entendent depuis tôt le matin, le grondement des obus qui éclatent aux entrées Est de Neufchâteau. Mais rien ne laisse prévoir un drame imminent. Les artilleurs français du 78ème RA ont installé une batterie à l’Est et deux batteries de canons de 105 et de 75 à la sortie Ouest du village, au Bois à ban. Ces pièces sont ainsi abritées dans un petit repli de terrain derrière un mamelon qui limite la vue latérale. Les camions tracteurs sont garés dans le petit bois tout proche. Les obusiers de 105 mêlent leurs salves aux détonations que l’on perçoit plus à l’est. Paul Englebert sursaute 'à chaque départ de tir' dont l’écho roule dans la vallée. Les hommes rechargent inlassablement, éjectant les douilles fumantes. Toute cette régularité en devient même rassurante. N’empêche, la famille Englebert est sur le départ, le cheval est déjà attelé au chariot.

              Tout à coup, juste après 11h00, sur la crête du côté de Warmifontaine, une masse sombre apparaît : un panzer. D’autres le rejoignent. Un instant immobiles, leurs tourelles pivotent lentement. Des explosions et le bruit des obus qui sifflent en direction du nord vers Grandvoir. Les observateurs allemands ont aussi détecté l’arrivée de renforts français en provenance de Libramont. Ce sont ceux envoyés à 10h00 par le Commandant Cahier qui note ‘ordre d’envoyer une batterie à Petitvoir en renforcement du groupement Evain accroché durement à Neufchâteau - Batterie prêtée, batterie perdue, dit-on - mais j’exécute aussitôt en envoyant ce que j’ai de mieux car je sens venir un coup dur. Les reconnaissances commencent à peine vers Petitvoir qu’elles reçoivent des salves des chars allemands déjà occupés à démolir la batterie de 105’.

               A Petitvoir, le commandant des 4ème et 6ème batteries, le Capitaine Leinekugel se souvient que ‘je les ai vu déboucher sur un chemin de terre qui contournait la colline formant le masque de la batterie (la route entre le lieu-dit le Plane et l’entrée sud-est de Petitvoir). La colline se trouvait à environ 6-700 mètres de la batterie et le chemin de terre débouchait très à droite du flanc de cette colline. J’ai reconnu tout de suite des chars allemands. Ils arrivaient d’ailleurs tourelles ouvertes, je distinguais le buste des hommes dépassant le capot …/… Ils ont immédiatement ouvert le feu sur nous’.

            Instantanément, les hommes de la 4ème batterie française du Capitaine Leinekugel ont basculé les affuts des obusiers à l’horizontale et pointent à présent à tir tendu les panzers massés sur la crête …avec des obus d’artillerie ! Il leur faut chaque fois débêcher pour faire pivoter les obusiers de 105 court/modèle 1935 B. Sévèrement accroché, le Pz.R.2 demande des renforts. Un bataillon motocycliste lui est attribué tandis que la batterie de 105 est en pleine action. Sous le feu ennemi, l’autre batterie française de 75 décroche tant bien que mal. Quatre chars allemands sont en feu.    

              Tout à coup, les panzers dévalent la pente, tirant de tous leurs canons sur la position qui est écrasée sous les obus. Le capitaine français a le poignet arraché par un obus et perd connaissance. Il ne doit son salut qu’à l’action d’un de ses hommes qui l’engouffre dans un véhicule en fuite. Déjà, certains chars allemands canonnent avec des obus incendiaires les tracteurs abrités dans le petit bois. Le vacarme dure encore quelques instants alors que les Allemands investissent la position.  On relève une dizaine de tués côté français. Le sacrifice de la 4ème batterie a permis de sauver la 6ème qui est en fuite vers le nord. D’autres chars allemands apparaissent sur la crête et pointent leurs canons sur la colonne du PC français en retraite qui a eu juste le temps, grâce au sacrifice de la batterie d’artillerie, de faire route vers Grandvoir. Une dernière salve… Paul Englebert se souvient d’un prisonnier français désabusé qui maugrée en réponse à une question posée par un de ses camarades : ‘Où sont nos gradés ? Ben…, y sont partis les premiers bien sûr, avec la 6ème        

                Un peu plus d’un quart d’heure est passé depuis l’apparition du premier char allemand. A Petitvoir, dans un calme impressionnant, la guerre se termine aussi brusquement qu’elle a commencé… La 4ème batterie a cessé d’exister, toutes ses pièces sont détruites ou tombées aux mains de l’ennemi. La maison située en face de la ferme Englebert brûle. Paul Englebert se souvient : ‘au moins trente français étaient blessés et les sept plus graves sont rassemblés dans notre ferme. L’un d’eux décède sur place. Il sera enterré au côté des cinq autres corps que les Allemands ont disposés de l’autre côté de la rue. Un soldat est enterré dans le Bois à ban. Le corps d’un gradé, exsangue, est découvert au milieu du champ, son chien à ses côtés. On enterre l’homme sur place. Longtemps, on voit son fidèle compagnon errer dans le village, refusant toute nourriture. Un matin, on le retrouvera, mort, allongé sur la tombe de son maître’.

              Emile Vaguener se souvient ‘qu’à Harfontaine, Jules Henrion et son épouse en fuite vers la France, longent une colonne de chars allemands positionnés sur la route et qui venaient de tirer sur les Français se trouvant en bordure du bois de Petitvoir. Profitant de l’accalmie, ils demandent à l'officier allemand s'ils peuvent poursuivre leur fuite vers Martilly. L'officier allemand leur répond sur un ton serein, que oui, maintenant, ils peuvent y aller. Et le couple, terrifié, de s’empresser en direction de Florenville…‘

              Entretemps à Neufchâteau à 11h30, un motocycliste français a été envoyé à Petitvoir au PC. Il revient : il n'a pu passer, il signale que ce PC est en flammes et que les chars allemands sont dans le village. L’officier de renseignements du Corps essaie d'aller à Petitvoir derrière une patrouille d'AMR et de motos: 'peine perdue: impossible de passer par là' écrit-il. Alors il est décidé du repli sur Tournay. Après une reconnaissance sur Fineuse et Grandvoir, tous les éléments parviennent à Tournay. On entend des bruits de canonnade du côté de Libramont, qui tient encore : la seule route de repli paraissant libre est celle du Nord-est, vers Rossart. Les trois chars Hotchkiss, les AMR et AMD du groupe de reconnaissance tiennent les routes afin de permettre le repli des autres éléments de la division et couvrir la retraite. Le détachement abandonne Tournay vers 15h30 et se replie plein ouest.

               Oui, un peu plus au nord, la défense française parvient à tenir Libramont jusqu’au début de l’après-midi. Après la prise du village vers 14h00, les éléments de tête de la 2ème Panzer continuent leur progression en obliquant légèrement vers le Sud, l’une par Ochamps, l’autre par Jéhonville, toutes deux vers Paliseul. En tout une cinquantaine d’autoblindées à 8 roues chargées de pionniers avec un groupe anti-char. Direction Alle-sur-Semois.

              Plus au sud, la 10ème Panzer s’étant heurté depuis la veille à une forte résistance de la 2ème DLC, les Allemands ont modifiés leurs plans. Déjà le soir, le Général Guderian commandant les Panzers divizions du XIXe Korps, au mépris des ordres de von Kleist qui craint une contre-attaque venant du Sud, a-t-il ordonné à la cette division de ‘remonter vers le Nord-Ouest jusqu'à la ligne Méllier/Saint-Médard en négligeant Florenville et de redescendre vers le Sud-Ouest pour traverser la Semois dans le secteur de Cugnon-Mortehan en direction du village de La Chapelle en France. L’IRGD étant libéré et remis à disposition du XIXème Korps’.

              Von Kleist l’ignore encore, mais Guderian a décidemment trop besoin de cette 10ème Panzer pour bientôt attaquer …Sedan.

 

              Au même moment, dans la zone dévolue à la 1ère Panzer, Tandis que le bataillon motocycliste fait une courte halte à Nevraumont, le Pz.R.1, va prendre le relais aux avant-postes, laissant le Pz.R2. panser ses plaies à Petitvoir. Le Pz.R1. va ainsi occuper Biourges, foncer vers Bertrix qu’il traverse sans combat à 15h30 pour bifurquer vers le Sud.

              Un seul mot d’ordre : Voorwarts ! Vers le Sud-Ouest et Bouillon, sans se préoccuper de sauvegarder les flancs. De l’audace, toujours de l’audace.

                     Vers Bouillon

                     Bouillon, où le Général HUNTZIGER commandant la 2ème Armée Française a fait en personne une visite d’inspection le 10 mai dans l’après-midi. Il s’est entretenu avec le bourgmestre pour solliciter la mise à disposition des hôtels aux fins d’y établir des hôpitaux de campagne. Le bourgmestre s’en est offusqué, lui répondant que ‘les hôtels sont pour les touristes et d’ailleurs les chambrées sont déjà réservées’.

              Bouillon, ville désertée, qui a déjà été endeuillée le 10 mai au matin par une attaque fortuite de la Luftwaffe. Albert Millard se souvient ‘qu’il y avait alors des militaires français sur le pont de Liège. J’étais assis dehors et j’ai vu ce qui s’est passé : un avion allemand est arrivé et ils ont fait feu, sans le toucher. Le zinc a fait un tour ou deux de la vallée et il a commencé à bombarder la ville. Il a lâché plusieurs bombes. Deux civils ont été tués à l’Allée de la Paroisse, morts dans leur maison. Et deux femmes ont été blessées à la Rue du Collège.’

             

              En fin d’après-midi du 11 mai, peu après 17h00, les éléments de tête du 3ème escadron du Pz.R1. commandés par le Hauptmann von der Schulenburg parviennent à Menuchenet, foncent sur la route de crête de Noirefontaine et dévalent la route en lacets menant au centre de Bouillon. Ils sont accrochés dans les faubourgs du nord par les derniers éléments de l’arrière-garde du 15ème Dragons Portés tandis que la 1ère compagnie du 1er bataillon du 295ème Régiment d’Infanterie française est déjà retranchée sur ses positions. Détaché temporairement auprès de la 5ème DLC et ayant retraité dans l’après-midi, le 1/295 RI, composé de trois compagnies, prend ses positions pour effectuer un combat retardateur depuis la rive gauche de la Semois :

  • La 3ème Compagnie, établie à hauteur des bois surplombés par Corbion a une vue directe sur la passerelle de Mouzaive, normalement sous contrôle de la 3ème brigade de Spahis ; 
  • La 2ème Compagnie occupe les bois dans la zone en face de l’Abbaye de Cordemois ;
  • La 1ère Compagnie est responsable de la défense de la rive gauche à Bouillon même.

              Selon le rapport du capitaine PICAULT qui commande cette 1ère compagnie d’infanterie (1/1 295 RI) dans le secteur de Bouillon, ‘jusqu’alors, la principale difficulté a été de dégager les accès aux ponts encombrés de civils en fuite.’

              Les trois ponts ont été préalablement minés par les sapeurs français du 34/1 Génie.

              Le capitaine Picault ajoute que ‘les trois ponts seront successivement détruits in extremis au moment de l’arrivée des éléments de pointe allemands vers 17h30 (en fait des side-cars et 7 panzers II du 1 Reg Pz de la 1ère Pz). Les ponts seront détruits sur ordre d’un officier de cavalerie qui peine à faire passer ses hommes de l’autre côté de la rivière’. Les motocyclistes du 15ème Dragons Portés du Lt-Colonel d’ARRAS constituent en effet le dernier élément d’arrière-garde qui dans sa retraite a fait sauter successivement les mines placées sous la route à la sortie de Bertrix, au pont de Fays-les-veneurs et au carrefour de Menuchenet.

              La destruction du pont cause une victime civile supplémentaire. Albert Millard raconte que ‘les sapeurs français ont miné le pont sur lequel le malheureux Elie Dieu est en train de s’engager. Le pauvre bougre est sourd et il n’entend pas les avertissements hurlés par les soldats’. Il est tué dans l’explosion qui désintègre le pont de Liège.

           A l’arrivée des premiers panzers, le combat s’engage par-dessus la rivière alors que les Allemands constatent que le pont sud est toujours intact. Leurs blindés s’y ruent et le premier des panzers est détruit lorsqu’il essaie de traverser sur le Pont de France qui explose devant ses chenilles, avant d’être touché et détruit par un tir anti-char. L’Ober-Leutnant Philipp, blessé, y perd son conducteur.

                  Il est à noter que les ordres donnés au Pz.R1. de la 1.Pz après les combats de Neufchâteau, sont de se ruer vers Bouillon afin d’y saisir un pont intact, ce qui n’a permis à aucun élément d’infanterie allemand de suivre le rythme: la décision est alors prise d’initiative de créer une tête de pont avec certains des blindés appuyés par les side-caristes maintenant à pied.    Des  Pionniers allemands trouvent un gué, juste en aval du pont de Liège, sur la Semois dont le niveau est bas en ce printemps ensoleillé. Une petite tête de pont est même établie grâce au passage de quelques chars du Hauptmann Von Kress, mais rien qui puisse assurer une traversée en sécurité.

              Le capitaine Picault précise que ‘immédiatement après la destruction des ponts, la 1ère Compagnie (1/1/295 RI) est prise sous le feu des chars et des soldats allemands, et ensuite par des bombardiers en piqué’. Des Ju-87 Stukas en maraude attaquent les positions françaises de la rue du Moulin, incendiant les maisons, et par erreur les positions allemandes de la pointe nord de la rive gauche malgré l’envoi de fumigènes blancs. Un soldat allemand est blessé par ces « tirs amis ». Entretemps, trois chars ont réussi à traverser au niveau du gué nord ainsi que quelques soldats progressant sous le couvert des frondaisons bordant la rive jusqu’au niveau des débris du pont de Cordemois. Parvenus entretemps en soirée à Bouillon, quelques maigres éléments d’infanterie d’assaut du I./schutz.Rgt.1 parviennent quand même à traverser le gué après deux tentatives infructueuses.

             PICAULT note que ‘les Allemands ont rapidement pris le contrôle de la partie Est de Bouillon et commencent à s’infiltrer côtés Nord et Ouest du château. Les éléments de cavalerie ayant évacués dès les premiers tirs et ne disposant que d’une seule mitrailleuse, nous étions menacés d’encerclement’. L’unité de cavalerie a effectivement quitté la ville emmenant la presque totalité des dépouilles des soldats français tombés durant les récents combats. Les hommes de la 1/1 295RI sont pourtant bien retranchés et disposent d’excellents observatoires dirigeant l’artillerie de 155 du 110ème AR qui tire à portée maximale depuis Torcy en France. Des obus s’abattent de façon régulière sur la rive droite. Le Colonel Nehring, chef d’état-major de Guderian notera que ‘les tirs de l’artillerie française sont parfaitement ajustés’. Et ils le resteront jusqu’au lendemain matin.

              Après avoir essayé de contacter par deux fois son commandement, le capitaine Picault donne l’ordre à sa 1ère Compagnie ‘d’abandonner ses positions des bords de la rivière’. Il est alors 20h30. Les Allemands ne s’en apercevront pas car le feu de l’artillerie française se poursuit. La précision des tirs d’artillerie et la vulnérabilité des chars en milieu urbain sans protection rapprochée d’infanterie, pousse les trois blindés allemands à faire marche arrière et à retraverser la Semois en abandonnant leur tête de pont pour la nuit.

              Après avoir abandonné la rive gauche de Bouillon, le capitaine Picault et ses hommes établissent leurs positions pour la nuit ‘à 2 km au sud de Bouillon au lieu-dit Moulin à Vent, à l’endroit où les routes venant de Bouillon et de Corbion convergent vers Sedan’. Les raisons de cet arrêt ne sont pas claires : est-ce sur ordre de son commandement ou de celui d’un officier de cavalerie lui cédant la responsabilité de tenir le carrefour ? 

              Car côté français où l’on commence à décrocher, on est inquiet : ‘la journée s’est déroulée sur un rythme hallucinant. En matinée, on était encore à Libramont et à Neufchâteau. Le soir n’est pas tombé et on est déjà repoussé hors de Bouillon, à deux pas de la frontière. C’est insensé…’

              En face, Guderian a parfaitement évalué le risque de s’attarder au fond de cette vallée et envoie ses troupes de reconnaissance rechercher des points de passage en aval de Bouillon. Remontant sur le plateau via Menuchenet, Vivy et Cornimont, des éléments de pointe de la Pz.R1., poussent loin au Nord-Ouest et finissent juste avant minuit par tomber sur la passerelle piétonne de Mouzaive. Intacte. Normalement sous contrôle de la 3ème brigade de Spahis de la 9ème Armée Française, on se trouve ici à la jonction des dispositifs des deux Armées françaises: une faiblesse qui laissera la passerelle et surtout le gué hors protection, ce dont profiteront les hommes de l’Oberst Keltsch de la 1.Pz. dès minuit.

             Située en zone d’intervention de la 2ème Panzer qui est en retard sur son plan de marche, la traversée du gué sera néanmoins autorisée par Guderian dont l’obsession reste de décongestionner l’étroit défilé de Bouillon. De nombreuses photos attestent que dès le lendemain 12 mai à midi, c’est par le gué de Mouzaive que passeront certains éléments de la 1ère Panzer notamment l’artillerie du Art. Rgt. 73 et les canons de Flak cal.88 qui entreront en action le surlendemain lors du franchissement de la Meuse.

 

              Un observateur aérien avisé aurait pu noter la caractéristique commune aux trois Panzersdivisions en action le 11 mai, qui a été de se diriger d'abord grosso-modo d’Est en Ouest, avant d'obliquer le soir-même brusquement vers le Sud, en direction générale de …Sedan.

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