CONTEXTE

 

              Est-ce une coïncidence ou de l’humour typiquement britannique, mais un des types de bombardiers lourds engagés massivement par la RAF à partir de 1942 contre l’Allemagne nazie portera le nom de ‘Halifax’, le même que celui de Lord Halifax, Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères du gouvernement Chamberlain avant la guerre… Les atermoiements de ce dernier ont fait l’Histoire et le rôle de Lord Halifax est connu comme étant celui d’un porteur de messages apaisants, voire aujourd’hui accommodants si pas serviables. Dès novembre 1937, la Grande-Bretagne s’engage ainsi ne pas s’opposer aux ambitions allemandes sur le pays des Sudètes et sur l’Autriche, tant que l’Allemagne ne déclare pas la guerre contre l’Empire Britannique. ‘Business as usual’ : Britannia rules the waves. Début 1938, Lord Halifax entre au gouvernement et prend en charge les Affaires Etrangères et n’a alors de cesse de proposer des accords avec l’Allemagne, utilisant la médiation de l’Italie à laquelle il proposera même Malte et Gibraltar.

              Churchill, Lord de l’Amirauté, attend son heure.

          L’analyse de la biographie de ce dernier atteste que ses vues stratégiques sont fixées et qu’il considère la guerre comme inévitable. Il pressent que la seule manière de frapper l’Allemagne nazie passera par l’utilisation ultérieure massive d’une force aérienne, même si l’unique façon de vaincre nécessitera une invasion terrestre à laquelle le Royaume-Uni ne sera pas prêt avant longtemps. D’un autre côté, la lecture des courriers qu’il échange quotidiennement avec Roosevelt, nous apprend que le Président américain dispose d’une étroite marge de manœuvre. Il doit louvoyer entre d’une part son propre souci de protéger les intérêts américains en soutenant à bout de bras l’industrie britannique et d’autre part les isolationnistes menés par Charles Lindbergh et Kennedy. Tout en ménageant certains décideurs économiques majeurs pronazis comme Henri Ford, dont les camions fabriqués sous licence en Allemagne équiperont longtemps la Wehrmacht... Le tout sur fond de dislocation progressive de l’Empire britannique dont les Etats-Unis espèrent récupérer les dépouilles.

              Est-ce une manière de gagner du temps pour Churchill qui se doute que l’Allemagne demandera tôt ou tard qu’on lui livre la Royal Navy ? Sans doute car il existe aussi des sympathisants aux causes nazies en Grande-Bretagne, dans les milieux économiques, parmi la noblesse britannique et même parmi les Windsor, cousins des Saxe-Cobourg-Gotha. La raison est simple, voire simpliste. Les démocraties étant affaiblies par les crises économiques et des scandales à répétition des années 30’, pour tout esprit exalté et aventurier de l’époque, le véritable choix réside entre fascisme et communisme. Les démocraties sont vues comme séniles et faibles alors que le futur semble incarné par des gouvernements dynamiques et autoritaires. Parmi les aristocrates terrorisés par le Bolchévisme, certains pensent que les dispositions du Traité de Versailles ont été trop dures et qu’il faut accorder le bénéfice du doute aux Allemands et notamment à cette nouvelle figure à la comique moustache tellement chaplinesque : son Allemagne sera la barrière contre les Rouges à l’est.

              L’invasion conjointe de la Pologne en septembre 1939 va bouleverser nombre de ces calculs politiques alors que l’Europe s’installe durant 8 mois dans la Pax Germanica. D’un côté on fourbit ses armes, de l’autre, on observe : l’Europe vit sa drôle de guerre, la fausse guerre comme disent les Anglais. Les Allemands, eux, parlent plutôt de guerre assise : assis comme pour patienter en attendant d’y aller. Car si l’attaque du 10 Mai 1940 n’est pas une surprise pour tout le monde, le lieu choisi pour cette attaque l’est davantage.

                  Mais revenons au Royaume-Uni à la fin de l’été 1939.

              A titre d’illustration, le 23 août à 23h00, le 218ème squadron, comme neuf autres squadrons du Bomber Command, reçoit l'ordre de mobilisation au sein de l’Advanced Air Force Strike (AASF) qui doit être envoyée sur le continent. Tout le personnel est rappelé de congé dans la matinée du lendemain. Les effectifs de ce seul squadron sont de 16 avions et autant de pilotes avec 4 autres pilotes de réserve en plus des navigateurs et des mitrailleurs. La semaine qui suit est consacrée à la mise en condition des appareils, à l'emballage des pièces détachées et à l'équipement des magasins, en même temps qu’à l’accueil des réservistes. Le système de défense anti-aérien est même mis en action. Tout le personnel est sur le pied de guerre lorsque le 1er septembre, on apprend que la Pologne est attaquée par les troupes allemandes et soviétiques.

              A 11h13 le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne déclare la guerre à l'Allemagne. Et conformément au traité signé avec les Britanniques, la France déclare à son tour la guerre à l’Allemagne. Ces nouvelles sont diffusées à la radio sur un ton attristé par le Premier Ministre britannique Neville Chamberlain.

            Aux premières heures du lendemain, l’ordre est donné aux 43 aviateurs du 218ème de prendre l’air à destination d’Aubérive, près de Reims en France ; le reste du personnel devant être acheminé le même jour par avions civils des Imperial Airways. Moins d’une heure plus tard, le Wing Commander Duggan mène les 16 Fairey Battles depuis Boscombe Down en deux formations de huit avions. Parmi eux, l’appareil immatriculé HA-J et portant le n° de série K9353. Tous les bombardiers légers arrivent à destination et sont dispersés autour du périmètre du terrain d’aviation conformément au plan. Pendant 15 jours encore, une noria d’avions civils réquisitionnés transportera l’approvisionnement et l'équipement.              

              L'escadrille effectue sa première opération le 10 du mois. A cette occasion, le W/C Duggan dirige une section de trois avions pour procéder à une reconnaissance sur l’itinéraire Reims-Nancy-Bitche-Sierck afin de permettre aux équipages de se familiariser avec la configuration du terrain. Les jours suivants, des reconnaissances sont effectuées sur la frontière franco-allemande avec une première incursion au-dessus du territoire allemand et le survol de Lauterburg. Le 20, le W/C Duggan, mène 6 appareils dans ce qui est censé être une incursion escortée à 15 kms à l’intérieur de l'espace aérien allemand à une altitude de 23.000 pieds. L’aviation française n’est pas au rendez-vous et la couverture nuageuse empêche toute reconnaissance. Les vols de même nature se poursuivent, sans rencontrer aucune opposition. Il faut dire que la Luftwaffe est occupée ailleurs. Les seuls incidents sont liés à des problèmes techniques rencontrés par quelques appareils, notamment en ce qui concerne le fonctionnement des moteurs ou le système de fourniture d’oxygène.

                Le 218ème squadron et ses Fairey Battles entrent sereinement dans la seconde guerre mondiale. Pourtant, deux incidents vont simultanément effacer les sourires des visages, pointer la faiblesse inhérente au concept même du Fairey Battle et restreindre l’activité opérationnelle pour le reste de l’année. Le 20 septembre, le 88ème squadron perd 2 avions au cours d’un combat tournoyant face à des Messerschmitt Bf-109 et dix jours plus tard le 150ème squadron perd 4 appareils de plus, abattus dans des circonstances identiques. C’est la fin de la conception idyllique d’avant-guerre qui prétendait que toute formation de bombardiers en association défensive pouvait traverser une ligne de chasseurs, même en plein jour. Il faudra attendre trois années et l’arrivée des forteresses volantes B-17 de l’USAF pour réhabiliter partiellement ce concept erroné.

               A partir de ce moment, les équipages sont exclusivement assignés à d’ennuyeux vols d'entraînement et d'exercices au départ de leurs bases. A l’occasion d’un de ces vols, le 218ème squadron enregistre ses premières pertes humaines. Le 13 novembre, l’équipage du K9356 est engagé dans un entrainement au bombardement en piqué au-dessus du terrain, lorsqu’une aile du Battle est arrachée à l’issue d’une descente à forte incidence. L’appareil n’est pas étudié pour cela. Les premiers noms à figurer sur le tableau d’honneur du squadron sont ceux du P/O Thynne, du Sgt Pike et de l’AC1 Richardson.

                  Au sein du 218ème, les nouvelles envoyées aux familles par les aviateurs se ressemblent : quelques vols de reconnaissance et peu d’activité. Les lettres écrites par le mitrailleur Leslie DAVIES à ses parents montrent que les équipages souffrent surtout d’un extrême ennui. Pourtant tous refusent, selon les mots de Leslie, de se ‘laisser aller’ et toutes les occasions sont bonnes pour entretenir l’esprit combatif. A la lecture de ces courriers, une chose est certaine : il y a chez tous un fort désir d’enfin ‘voir de l’action’.

                   La fin de l’année 1939 voit des pluies torrentielles noyer la région de Reims. Leslie écrit à cette occasion qu’il y a ‘de la boue partout, on s’y enfonce jusqu’aux genoux par endroit’. De telles conditions rendent la piste inutilisable et les équipages ont fort à faire à maintenir le moral.

              Effectivement à Aubérive-sur-Suippes, la piste est en herbe et la base occupe une superficie de 85 ha dont les fermiers ont été expropriés quelques années auparavant. Sur place, les conditions d’hébergement des membres de l’AASF sont sommaires. Les équipages sont logés au mieux chez l’habitant ou dans des granges aménagées. Au moins ceux-là ont-ils la chance de bénéficier d’un toit alors que les mécaniciens doivent dormir sous tente aux pieds des appareils. Le 103ème, le squadron-frère, est installé dans des conditions analogues dans le bourg voisin de Bétheniville. Un mécanicien se souvient que ‘nous logeons alors dans le grenier d’une étable que nous avons aménagé en quelque chose d’acceptable. La fermière s’occupe de faire notre lessive une fois semaine au bord de la rivière, mais tout reste très primitif. Beaucoup aurait pu être fait pour améliorer nos conditions de vie mais en réalité, personne ne s’intéresse vraiment à nous. Pourtant durant notre séjour, nous mettrons en place un atelier de mécanique au centre du village. Les seuls moments de bonheur au milieu de la routine seront les séjours réguliers sur une base dans le sud de la France, à Perpignan, où il n’existe aucune limitation climatique au vol, ce qui permet aux équipages d’accumuler de l’expérience. J’y séjournerai quelques fois, notamment pour procéder à la réparation d’appareils endommagés lors des atterrissages manqués. Mais de retour à Aubérive, les conditions de vie nous apparaissent encore plus désespérantes. Je me souviens des tours de garde et de la morsure du gel durant la nuit, mais aussi des cadences infernales qui s’ajoutent à nos prestations habituelles d’entretien des appareils. La cuisine est faite par des français et je ne m’y habitue décidemment pas. L’hiver est horriblement froid et comme les appareils ne sont pas stationnés sous abri, cela nous oblige à dégeler les moteurs et les gouvernes avant chaque vol. Heureusement, les cigarettes ne coûtent rien et cela nous aide à tenir le coup dans ces conditions difficiles’.

               L’hiver est terriblement dur et il faudra attendre la fin de février avant que le gel ne desserre suffisamment son emprise pour permettre une reprise normale des vols. Entretemps, le squadron subit sa première perte matérielle de l’année 1940 lors d’un accident d'entraînement impliquant le K9357, qui s’écrase à Pommiers le 12 janvier, mais l'équipage s’en sort indemne.

 

              Le 15 janvier, une réorganisation a lieu, qui retire l’AASF hors du contrôle du Bomber Command et en a fait une entité indépendante sous les ordres de l’Air Marshall Barratt. Les cinq Wings installés sur le continent sont réduits à trois et le 103ème squadron rejoint le 88ème et le 218ème pour former le nouveau 75ème Wing dont le QG est établi à Saint-Hilaire.

              La drôle de guerre traîne en longueur, les belligérants s’efforçant de ne provoquer aucune perte civile ou matérielle non-militaire afin d’éviter toutes représailles. Février ne connait aucune perte au sein du 218ème squadron, mais le 1er Mars, le Battle K9252 s’écrase par mauvais temps au nord de Dijon au cours d'un exercice. Le pilote est blessé. La nuit du 23, des appareils effectuent un vol de largage de tracts au-dessus de Mayence et la nuit suivante, les villes de Wiesbaden et de Francfort sont bombardées …de tracts. Des opérations qui n’auront comme effet que ‘d’augmenter le stock de papier-toilettes du Reich…’

               Parfois, les mornes journées sont égayées par l’arrivée de rares colis envoyés par les familles. Les aviateurs y trouvent lettres et gâteaux. A une de ces occasions Leslie DAVIES écrit à ses parents afin de remercier ‘pour l’épaisse cagoule en laine tricotée par maman’ qu’il entend bien porter sous son casque de vol pour avoir chaud.  En mars 1940, Leslie est promu au grade de Leading AirCraftman (caporal-chef). Un grade dont il est très fier, tout comme il est fier avec le Sergeant FLISHER, de faire partie de l’équipage du Flight/Sergeant HORNER.

                A l'aube du 9 Avril, les forces allemandes déferlent sur le Danemark et commencent le débarquement par mer et par air dans le sud de la Norvège. Les armées britannique et française interviennent à Narvik mais l’AASF ne prend pas part à la campagne, qui semble vouée à l’échec dès le début. Toujours occupé aux opérations de largage de tracts, le 218ème squadron connaît de nouvelles pertes, notamment le 20 avril où trois appareils sont abattus par la chasse allemande alors que l’équipage du F/Sgt HORNER doit abandonner cette mission suite à une panne technique du L5237. Deux jours plus tard à l’occasion d’une mission similaire, tous les appareils reviennent heureusement indemnes.

               Mais le pire reste à venir pour les équipages des Fairey Battles

             

               Entretemps, un changement politique majeur vient d’intervenir à Londres.

              Le 10 mai 1940, le contrôle du pouvoir par le nouveau Premier Ministre Churchill est encore incertain : on trouve dans son cabinet de guerre, à la fois Chamberlain et Halifax et beaucoup de Ministres sans expérience. On ne fait pas confiance à Churchill, il semble même haï au sein de son propre Parti Conservateur. Pensez-donc : 'déloyal, caractériel, incontrôlable, porté sur la boisson, aventurier plutôt que gentleman, goujat, voyou, fauteur de guerre et pire que tout: à moitié américain, par sa mère...'

             Churchill a donc encore besoin pour un temps de Chamberlain et de Halifax. Mais dans l’ombre il entretient depuis 1939 des contacts avec le Président Roosevelt dont les garanties le confortent dans l’idée que la Grande-Bretagne ne sera pas seule dans la bataille, 'même si cela doit prendre un peu de temps' lui a-t-on certifié. Si Lord Halifax veut préserver l’Empire, Churchill veut défaire l’Allemagne. Il sait que l’avenir de l’Empire est incertain et que le véritable danger y viendra plus tard de l’intérieur car il ne sera pas éternel et en attendant se défendra bien tout seul contre un ennemi extérieur. Or la force de l’Empire ne réside que dans la Royal Navy, l’Armée de Terre n’a aucune ambition continentale et la Royal Air Force n’est pas encore considérée comme une composante militaire à part entière.

       Ce changement essentiel dans les intentions britanniques n’est pas encore détecté par les diplomates allemands et du reste, la parole est d’abord aux canons.

             On verra qu’à la suite de l’offensive allemande à l’ouest, la faiblesse de la réaction du Corps Expéditionnaire Britannique/BEF et la pauvreté des moyens mis en œuvre par son aviation à travers l’AASF masquent pendant encore quelques semaines le changement de cap survenu à Londres. Avec la voie de sortie honorable tant militaire que politique, offerte à Dunkerque, les autorités allemandes penseront avoir donné de nouveaux gages à des autorités britanniques qu’elles croient encore très accommodantes.