BLITZKRIEG : ENTRE MYTHE ET REALITE

 

              Stratégie ou tactique ?

              S’il est exact de dire que les blindés ont joué un rôle majeur durant la deuxième guerre mondiale, il est faux de prétendre que leur usage seul, a été déterminant dans l’issue du conflit. En mai 1940 notamment, le blindé est un moyen, pas une fin.

              La pénétration rapide des divisions de panzers au-delà de la Meuse va réussir, non pas en raison de la seule force intrinsèque de l’arme blindée et des théories incontestées de Fuller, mais principalement parce que le Haut Commandement allié, malgré la résistance de la plupart de ses unités combattantes, se révèle incapable de faire face à la rapidité de mouvement d’un relativement faible nombre de chars légers, qui bousculent et sèment la panique dans les esprits des décideurs militaires et civils alliés. A cette époque, la vérité est que la France seule ne peut battre l’Allemagne : avec l’aide la Grande-Bretagne et en s’appuyant sur les Pays-Bas et la Belgique neutres mais relativement bien équipés pour résister, le front peut tenir, comme il a tenu 20 ans plus tôt. Précipitant la débâcle, l’abandon de ses positions par le corps expéditionnaire britannique en cours de réembarquement va ensuite laisser une énorme brèche dans le dispositif, qui sera rapidement utilisée, non par des hordes de chars, mais par l’infanterie allemande transportée classiquement par camions et chariots ou même progressant à pied. Comme en 1914.

              Il ne faut pas oublier qu’au déclenchement de la guerre en septembre 1939, les belligérants ne peuvent compter que sur du matériel dont la conception date en réalité du premier conflit mondial. En termes qualitatif, l’Allemagne ne fait pas exception et en termes quantitatifs, il est aujourd’hui démontré que la France dispose alors d’un nombre équivalent de blindés et d’avions. La seule exception est l’usage que feront les Allemands des unités parachutées, avec succès contre la Belgique, mais avec d’effroyables pertes contre les Pays-Bas.

              Il est un autre domaine dans lequel les troupes allemandes diffèrent de celles des alliés : c’est celui comparativement plus grand du nombre d’officiers et de sous-officiers. Curieusement, la raison remonte au Traité de Versailles de 1918 : la limitation à 100.000 hommes imposée à l’Allemagne revancharde lui a permis de purger ses rangs en ne gardant que les Guderians et les Rommels, alors que dans le même temps du côté des alliés, les meilleurs éléments, dégoûtés par le peu de perspectives quittent en masse les armées.

              Une des conséquences est qu’une armée mieux entraînée et mieux formée est plus sujette à une certaine décentralisation au niveau décisionnel. En mai 1940 cela constitue une explication d’une réactivité plus rapide à l’évolution de la situation tactique sur le champ de bataille car c'est tout profit pour l’adaptabilité. Mais derrière les éléments blindés de pointe, ce ne sont que camions et chariots tirés par des chevaux : l’armée allemande est la moins mécanisée des armées européennes, mais elle est de loin la plus mobile, non pas grâce à ses véhicules mais grâce à son mode de pensée…

              A la base, l’armée allemande est victorieuse, non pas parce qu’elle a développé des concepts inédits et terrifiants pour faire la guerre, non pas parce qu’elle est d’avantage mécanisée ou parce que ses décideurs ont compris l’usage efficace qui peut être fait de l’arme blindée, mais parce que sa doctrine est le résultat d’une analyse des leçons tirées du premier conflit mondial. En d’autres mots, c’est globalement une meilleure armée, même si prises individuellement, les unités alliées sont aussi bonnes et combatives : la mort de 100.000 combattants français et de 7.500 soldats belges le prouve. 

              Face à l’avancée rapide de relativement faibles contingents de panzers dont la plupart des éléments sont pourtant inadaptés au combat frontal entre blindés, c’est l’absence de vision tactique dans l’usage qui peut être fait de l’arme aérienne qui dessert également les alliés. Pas de bombardier en piqué chez les alliés… Principalement parce qu’ils ont basé leur idée sur le principe de la précision et de l’effectivité du bombardement en palier dont tout le monde sait qu’il est indéfendable : les instruments de visée disponibles à l’époque ne garantissent tout simplement pas à un avion volant en palier de toucher sa cible. Sur le bombardier léger Fairey Battle, la RAF poussera même l’erreur jusqu’à vouloir loger un troisième membre d’équipage sous le cockpit afin de lui procurer, inutilement, un meilleur champ de vision.

              Les équipages sacrifiés des bombardiers légers britanniques vont payer le prix ultime de ce manque généralisé de clairvoyance.

 

                       Fortifications statiques d’un côté et excellents blindés de l’autre ?

              Au lendemain du premier conflit mondial, le britannique John F.C. Fuller définit la percée comme la « pénétration rapide en profondeur de masses de blindés : à l’opposé de la bataille de rupture ou de l’annihilation, la percée profonde par des hordes de blindés sur l’arrière de l’ennemi, coupe ses voies de ravitaillement et paralyse son commandement ». Durant toute la seconde guerre mondiale, les deux camps vont s’ingénier avec plus ou moins de succès à illustrer ce concept à la mode dans les années 30’. Ce n’est donc pas une invention allemande, c’est une idée britannique, même si c’est de l’autre côté du Rhin que l’on a appris plus vite à l’appliquer. Mais à la base, cela reste l’équivalent d’une charge de cavalerie, massive certes, mais charge de cavalerie quand même. Comme depuis des temps immémoriaux.

              L’élément central est l’usage du blindé. Et en mai 1940 la France déploie autant si ce n’est plus de blindés que l’Allemagne et certainement de plus modernes. L’argent ne manque pas et les moyens affectés à cette nouvelle arme sont équivalents à ceux déployés en face car les besoins de financement nécessités par la construction de la ligne Maginot n’entrent plus en compte, celle-ci étant terminée depuis 1937… Du reste, les Allemands ont eu aussi à construire leurs propres lignes fortifiées, à l’ouest comme à l’est, par exemple aussi massive à la frontière polonaise vu qu'il n’existe aucune frontière naturelle à part le fleuve Oder peu profond… Côté français, la ligne de fortifications prend fin à hauteur de Carignan car la Belgique a toujours été une alliée. Pour utiliser une métaphore, les Français pensent qu’en cas de nouvelle guerre avec l’Allemagne, la ligne Maginot sera le bouclier, on frappera avec le glaive à travers la Belgique. C’est ce genre de conception largement diffusée qui va malheureusement renforcer la volonté politique de neutralité en Belgique : un petit pays considéré depuis sa création par les Puissances Européennes comme un champ de bataille.

Le blindé justement. Quel type de blindé ? La fin des travaux des fortifications CORF en France correspond à la mise en production du premier des blindés allemands opérationnels, le panzer I. Les autorités lancent un appel d’offre en 1935 pour un véhicule de combat léger de 5 tonnes et en décembre de la même année, le premier prototype voit le jour. La mise en production de 150 exemplaires débute en juillet 1934 et les premiers modèles sont livrés aux unités. 1.445 unités seront en service au moment de la déclaration de guerre. Selon les termes exacts des experts allemands, le problème principal de ce modèle -comme du panzer II-, est qu’il 'est inapte au combat lors d’une bataille de blindés'. Une caractéristique qui est attestée lors de son utilisation durant la Guerre d’Espagne, face aux blindés de fabrication russe et confirmée lors de l’invasion de la Pologne : ni sa capacité de feu, ni son blindage ne lui permettent de faire face à un autre blindé. Vu de loin, avec son profil ramassé et sa tourelle basse, le panzer I peut faire illusion, mais de près, son profil anguleux et sa suspension d’engin agricole confirment l’avis sans appel de généraux comme Guderian : il s’agit d’avantage d’une chenillette couverte armée de mitrailleuses, dotée d’un équipage de 2 hommes protégés par un blindage de 13mm, inférieur à celui de n’importe quel char de combat français de …1918. L’engin est de surcroît sous motorisé avec un moteur de 57cv pour la série A et de 100cv pour la série B.

Le panzer II avec ses 10 tonnes se voit doté d’un moteur de seulement 140cv et obtient ainsi un ratio puissance/poids inférieur au panzer I, mais il dispose d’une empreinte au sol plus avantageuse qui lui servira dans son utilisation ultérieure de tracteur de char. Il n’en reste pas moins que placer un canon de 20mm sur un blindé de 10 tonnes représente un sérieux gaspillage d’acier. Le modèle est néanmoins fabriqué en grande série et plus de 700 unités équipent les divizions allemandes en 1939.

Ce modèle est en réalité un modèle « bouche-trou » en attendant le développement des panzers III et IV qui prendra paradoxalement beaucoup de temps de conception. Le panzer III Notamment, n’est officiellement agréé par la Herr qu’à la fin de septembre 1939 alors que les premiers exemplaires ont déjà subi le baptême du feu en Pologne. On compte environ 400 unités des deux modèles cumulés au début de 1940, comme en attestent les ordres de marche des unités blindées. A ce stade, l’armée allemande ne dispose même pas de quoi constituer une division blindée apte au combat de chars. Pourtant, si le panzer III avait été produit selon le cahier des charges établi dès 1935, il aurait constitué le fer de lance idéal : 15 tonnes, équipé d’un moteur de 250cv et d’un canon de 50mm à haute vélocité. Mais la décision de généralisation du calibre pour l’infanterie au PAK 35 (un 37mm), avait déjà été prise à haut niveau. Le panzer III entre donc en production équipé de ce canon, à l’origine anti-char et tracté, qui n’est susceptible d’infliger aucun dommage au blindage des chars de combat français et même britanniques. Le modèle prendra même du poids avec la version D équipée d’un blindage plus épais et d’une motorisation de 320cv. C’est pourtant le seul modèle de blindé allemand capable de figurer en fer de lance d’une opération de percée : au vu de ces faiblesses inhérentes, les concepteurs ont opté pour la vitesse. Le problème réside aussi dans le nombre d’unités produites puisqu’en mai 1940, l’Allemagne aligne seulement 349 panzer III.

A cette date, les experts et Guderian avaient poussé depuis 4 années à la production d’un vrai blindé d’assaut, capable de détruire des points d’appui que les autres modèles auraient simplement contourné et que l’infanterie aurait été incapable d’annihiler. Le panzer IV avec son blindage plus épais de 30mm et son canon de plus gros calibre semble la solution idoine. Hélas, basé sur le même châssis et groupe propulseur que le III, ce modèle est équipé d’un 75mm à très basse vélocité à canon court et en face, il y a l’excellent 47mm français à haute vélocité qui le concurrence sans peine. Ici aussi, le nombre de blindés produits est insuffisant : 45 unités au moment de la déclaration de guerre, la production ultérieure couvrant d’abord les pertes subies lors de la campagne de Pologne, un peu plus de 250 seront alignés en mai 1940.

L’expérience des combats de 1939 démontre que le calibre 37mm est insuffisant. Plus tard, les pointeurs allemands derrière leurs canons anti-char ou dans leur tourelle, vont constater avec consternation que leurs obus rebondissent simplement sur le blindage incliné des chars de combat français. La faute au faible calibre de munition utilisé, mais aussi au degré d’inclinaison des blindages français, alors que fidèle à un concept dépassé, les blindés allemands ont toujours une forme rectangulaire aux surfaces verticales. En face d’eux il y a les Hotchkiss 39, les Somua 35 et surtout les formidables B1 et les B1bis aux blindages et calibres bien supérieurs qui, là où ils seront engagés, feront invariablement un carnage dans les rangs allemands. Seuls les obusiers de 105mm et les canons de Flak de 88mm détournés de leur utilisation habituelle permettront de stopper les chars français. On improvisera souvent sur le champ de bataille, car les bombardiers en piqué Ju-87 Stuka ne peuvent pas être partout à la fois.

Lors de l’entrée en guerre, l’armée allemande ne dispose donc pas du nombre de chars de combat suffisant pour équiper ne fusse qu’une seule division blindée. Mais sur le papier, le Haut Commandement compte dans son organigramme 6 divisions blindées, 4 divisions légères et quelques unités indépendantes de soutien. Il lui faut racler les fonds de tiroirs mais même en intégrant les panzer I obsolètes, le compte n’y est pas. L’Etat-Major est tellement aux abois qu’il doit assurer le complément en s’appuyant sur la production du LTM35 tchécoslovaque, obsolète malgré qu’il soit pourvu d’un faible 37mm, doté d’une excellente motorisation Skoda et d’une transmission moderne qui lui confèrent une meilleure maniabilité en tout terrain que n’importe quel blindé allemand. Entre septembre 1939 et mai 1940, la production de blindés allemands, tous modèles confondus, est de moins de 500 unités : juste de quoi couvrir les pertes.

L’invasion préalable de la Tchécoslovaquie permet aussi de mettre la main sur le nouveau modèle blindé TNHP-5 aux plaques de blindage rivetées dont la production est ensuite dédiée à la seule armée allemande : le 10 mai, il y aura ainsi plus de chars tchèques en service dans l’armée allemande que de panzer III, modèle sensé être le fer de lance de la percée. A cette date, on compte en effet 381 panzer III, 290 panzer IV, 143 LTM35 (PzKw35T) et 238 TNHP-5 (PzKw38T).

Fin des années 30’, tant l’origine des travaux de Fuller, que la fin du calendrier de réalisation de la ligne Maginot et les statistiques de production démontrent que l’armée allemande n’est pas en train de mettre au point une technique inédite de combat, ni de s’en donner les moyens. En cas d’attaque éclair - puisque c’est le terme qui sera ultérieurement inventé par la propagande nazie -, le Haut Commandement ne peut compter pour ses blindés que sur la vitesse, l’usage généralisé de la radio et sur l’audace. Avec le cas échéant, l’appui tactique de son aviation.

              La Wehrmacht ne dispose en 1940 d’aucune doctrine de la guerre-éclair. Les opérations menées durant la campagne de Pologne sont semblables à celles conduites durant la 1ère guerre mondiale : l’infanterie y a joué un rôle central, les divisions blindées étriquées n’ayant agît qu’en ordre dispersé, au prix quelques fois d’effroyables pertes comme lors de l’attaque présomptueuse de Varsovie où 80 blindés allemands seront anéantis en moins de 250 minutes d’offensive.

 

 

                 Plans et topographie.

              On sait aujourd’hui qu’il est dans la volonté du Führer d’attaquer rapidement la France après la Pologne, malgré les atermoiements du Haut Commandement qui finit par établir un plan. D’un strict point de vue stratégique, ce plan est la répétition exacte de celui utilisé lors de l’attaque contre la Pologne: une série initiale de bombardements aériens massifs afin de désorganiser les voies de communication et surtout d’obtenir la maîtrise aérienne au-dessus du champ de bataille puis l’usage de troupes aéroportées pour conquérir les points de passage sur la Meuse, et pour finir une large attaque frontale permettant de traverser Pays-Bas et Belgique pour ensuite attaquer la France. Et pourquoi pas en synchronisation avec une hypothétique offensive italienne au sud qui disperserait les forces françaises. Selon cette première version de 1939, la direction d’attaque est grossièrement orientée nord-est/sud-ouest, le groupement B au nord disposant du plus gros des forces, le groupement A devant faire diversion dans le massif de l’Ardenne et le groupement C devant se limiter à faire de la figuration en feignant de menacer la ligne Maginot.

              Mais en mars 1940, la répartition a changé, l’axe principal d’attaque à travers le massif de l’Ardenne revenant au groupement A, et l’orientation également puisque l’attaque s’opérera d’abord vers le sud-ouest afin de contourner la limite de la ligne Maginot pour ensuite avancer nord-ouest vers la Manche. Pourtant, rien de neuf depuis août 1914 et les manœuvres obliques. ‘Le groupement A opèrera un coup de faucille dans les rangs alliés que le marteau du groupement B viendra écraser’, ce qui vu les alliances militaires du moment révèle l’humour dont peut faire preuve le Haut Commandement allemand… Répartition et orientation ont maintenant changé, mais les éléments tactiques sont les mêmes que ceux du plan de 1939 : le contenu des documents saisis par un officier belge clairvoyant dans un appareil allemand malencontreusement posé à MaasMechelen en janvier 1940, confirme l’usage pressenti des parachutistes et la nécessité d’une maîtrise par les allemands de l’espace aérien. Mais ces indications ne concernent que le dispositif aérien : il semble que répartition des forces au sol et direction de l’attaque principale resteront inconnus des alliés.

              Dans cette version définitive du Plan, le problème qui préoccupe les stratèges allemands n’est pas la traversée de l’Ardenne dite infranchissable: certes boisé, le territoire belge y est doté de routes en excellent état, l’axe passant par Neufchâteau ayant notamment été modernisé depuis 1938. Non, le vrai problème concerne une possible percée des troupes françaises à travers le flanc gauche de l’attaque allemande, par des blindés remontant plein nord, protégés par le bouclier des dernières casemates de la ligne Maginot. Les nuits des commandants stratégiques tels von Kleist seront peuplées de visions de Korps blindés allemands encerclés, coupés de leur ravitaillement et anéantis par les formidables blindés français.

              Et il y a encore la question de la maîtrise de l’espace aérien. Les colonnes mécanisées, leurs convois de camions, les cohortes de l’infanterie transportées sur charriots hippomobiles, tous seront concentrés sur des routes certes en bon état, mais étroites. Chaque division blindée de pointe et son ravitaillement couvrent à elle seule 100 km de longueur. De plus, ces routes traversent à l’entrée et à la sortie de la Belgique d’étroits défilés naturels qui constituent de véritables goulots d’étranglement dans lesquels les troupes pourront être facilement freinées, voire arrêtées. Encore, sur le plateau ardennais, il est de trop nombreux endroits exposés où les interminables colonnes ne peuvent trouver aucun abri si elles sont soumises à des attaques aériennes massives. Les nuits des commandants tactiques tels Guderian seront peuplées de visions de divisions blindées décimées par des attaques aériennes, piégées sur des routes encaissées sans possibilité de se mettre à couvert et mises en pièces par les armes anti-char et l’artillerie de campagne des troupes françaises et belges.

               Il reste que la réussite de ce pari dépend aussi de la vitesse : les Allemands doivent en plus traverser la Meuse en plusieurs points simultanément et prendre la direction de la côte avant d’être annihilés par les troupes françaises qui les attaqueront sur les trois flancs ouest, sud et nord. Car les Allemands en sont conscients, les Français ne vont pas camper le long de la Meuse en attendant d’être attaqués…

              Et c’est bien l’intention du Général Gamelin qui sait que comme toutes les armées européennes, outre quelques divisions blindées fortement mécanisées, les Allemands sont encore fortement dépendants du transport hippomobile. Prenant à son compte les idées de Fuller, il pense avec raison que ses propres troupes motorisées pourront monter plus vite vers le nord de la Belgique que les troupes allemandes, ralenties par leurs charriots hippomobiles ou à pied, ne pourront y arriver. Le Haut Commandement français opte ainsi pour l’hypothèse d’une attaque allemande principale en plaine au nord de Liège car ce sont les Français, dont les inspections se sont sans doute arrêtées à Bouillon et aux crêtes dominant la Semois, qui ont décrété que toute l’Ardenne était infranchissable.

            Il y a un autre élément à prendre en considération : Le statut de neutralité de la Belgique dont les autorités remettent en question depuis 1938 la capacité alliée de parvenir à la défendre et subodore qu’une fois encore elle sera le lieu d’affrontement des belligérants. Le non-respect par les Alliés des garanties données à la Pologne ne plaide pas en faveur d’un changement d’attitude. N’oublions pas que la Belgique a érigé à cette date-là plus formidable fortification de l’époque au monde : le fort d’Eben-Emael : un ouvrage capable de fixer les troupes allemandes pendant plusieurs jours d’après tous les stratèges de l’époque. L’armée belge dispose à la fin des années 30’ d’une armée suffisante en hommes et assez bien dotée en matériel pour assurer une défense en profondeur mais en aucun cas pour garantir l’intégrité du territoire. L’objectif non déclaré, malgré la neutralité affichée, étant au pire de gagner du temps pour permettre la mise en place des troupes alliées appelés au secours. On sait aujourd’hui que les Belges ont fait connaître aux alliés leurs plans de défense et leur stratégie de repli défensif en profondeur. Les officiers anglais et français ont des mois pour venir inspecter les installations, étudier le terrain et prendre des dispositions. Rien de tel n’est fait et rien n’indique que cela soit officiellement envisagé.

              D’un point de vue topographique, quiconque se rend dans le sud de la Belgique constate que le plateau du Centre-Ardenne offre à son est et à son sud-ouest, d’excellentes positions défensives naturelles sous la forme de vallées encaissées le long de la Sûre dans la région de Martelange et le long de la Semois dans la région de Bouillon.

                    La Semois justement. A l’ouest de cette rivière, ce ne sont que douces pentes en plaine jusque Sedan. Mais la vallée de la Semois, c’est autre chose. Aux seuls points de passage entre Florenville et Alle, la rive gauche est fortement escarpée, quelques fois marquée par des falaises verticales. De l’autre côté ce n’est souvent guère mieux et de surcroît les deux rives sont fortement boisées et leurs bords très boueux au printemps. En tout et pour tout, il n’y a que quatre points de traversée auxquels mènent des routes encaissées en d’étroits défilés : Herbeumont, Cugnon, Bouillon et Alle.  Tout ce que les Français ont à faire est de rentrer en Belgique à l’appel des Belges, établir leurs positions de défense sur la rive gauche et attendre que les Allemands s’engagent dans les défilés menant aux ponts préalablement dynamités. L’avis est partagé en privé par nombre d’officiers allemands qui savent que quelques chars légers pourront peut-être temporairement prendre pied sur l’autre rive de la rivière, mais qu’en aucun cas les moyens mis à disposition des troupes du génie ne permettront rapidement le passage les camions. Certains doutent même d’arriver jamais au bord de la Meuse. Heureusement pour les Allemands, ce ne sera pas le choix fait par l’Etat-Major français.

              La plupart des généraux allemands sont en effet sceptiques quant à l’emploi des divisions blindées rassemblées en corps autonomes : il leur est inconcevable qu’une offensive de rupture à travers ces passages difficiles repose sur les seuls blindés. Or, le Plan de Brauchtich et Halder, dont von Manstein s’attribuera la paternité, donne précisément le premier rôle aux panzers… avec quelques bémols toutefois. Car le plan original a été dénaturé par l’Etat-Major qui, misant sur un échec au cas où la Meuse ne serait pas rapidement traversée, a prévu de replacer les divisions blindées sous les ordres des Armées d’infanterie : ‘en cas de problème, le PanzerGruppe von Kleist sera dissout et ses divisions seront réparties entre les unités d’infanterie qui les talonnent’. De plus, rien de particulier n’est prévu pour faciliter la progression des panzers à travers l’Ardenne où seuls quatre 'Routes' leurs ont été attribués. Encore, le mode de progression prévoit trois échelons successifs, ce qui nécessite le dépassement régulier du Korps de tête par celui qui le suit et ainsi de suite. Toutes les conditions sont donc réunies pour garantir la création de gigantesques embouteillages lors de la traversée de l’Ardenne. Et on verra même certaines divisions d’infanterie emprunter des itinéraires réservés aux blindés, ce qui s’ajoutera aux perturbations consécutives principalement à la résistance inattendue des Chasseurs Ardennais à Bodange et de la 2ème DLC française entre Etalle et Jamoigne.

              Le dernier élément et il est de taille, est la désignation du Général von Kleist à la tête du PanzerGruppe. Contrairement à Guderian qui est officier des Transmissions formé à l’usage du blindé, son supérieur n’a aucune compétence particulière en matière d’utilisation des panzers et rejette par principe toute idée de franchissement prématuré de la Meuse à Sedan…

              On le voit, rien n’est joué d’avance entre le 10 et le 14 mai 1940. Les Allemands ont sont conscients et sont inquiets.

 

 

                    L’arme aérienne.

              Car il est en outre un domaine dans lequel la Grande-Bretagne semble suffisamment équipée : fin des années 30’, la Royal Air Force est considérée comme la meilleure force aérienne au monde. Sur le papier du moins. Au Fighter Command et ses chasseurs revient le rôle d’assurer la maîtrise du ciel au-dessus du champ de bataille pressenti que sera la Belgique, territoire qui est situé dans le rayon d’action de tous les types de bombardiers moyens du Bomber Command, lequel dispose aussi  d’un nombre important de bombardiers légers monomoteurs et bimoteurs à prépositionner sur le continent.

              Les Fairey Battles et Bristol Blenheims peuvent être considérés comme ce que nous appelons aujourd’hui des bombardiers d’appui tactique puisque leur mission principale est la destruction d’objectifs au sol. Dans cette perspective, dès septembre 1939 la RAF prépositionne une quinzaine de ces squadrons en France à proximité du champ de bataille envisagé, avec en appui les escadrilles de chasse. En comptant avec les chasseurs français, les forces auxquelles la Luftwaffe aura à faire face n’ont donc rien de commun avec celles qu’elle a aisément anéanti en Pologne.

                 Pourtant, il est un point sur lequel les alliés sont clairement en infériorité par rapport aux allemands : celui de l’usage tactique des bombardiers légers coordonné avec les informations reçues du sol. A l’époque, tout le monde partage l’idée que la force aérienne est une branche séparée qui opère indépendamment de l’armée de terre. Les avions se battent dans le ciel, les chars se battent sur terre …et les escadrilles de reconnaissance tentent de faire l’amalgame. On adjoint même des officiers d’artillerie comme observateurs à bord de ces appareils car on ne fait pas confiance aux aviateurs pour déterminer l’importance et la capacité de mouvement d’une division ennemie. Pire, les rapports de reconnaissance alarmistes seront même tardivement pris en compte.

              Dernier élément : seuls les Allemands ont développé une intégration de leur défense anti-aérienne tactique. Ils y sont parvenus simplement en permettant que la Flak qui accompagne les unités de pointe et leurs convois, soit maniée exclusivement par du personnel de la Luftwaffe qui est mieux au fait de la cinétique aérienne que les artilleurs. Avec le résultat qu’à partir du 10 mai, la perte systématique de près de 40 appareils par jour se révèlera intenable pour la RAF, qui à ce rythme aurait perdu l’entièreté de sa flotte de bombardiers tactiques engagés sur le continent en une moins d’une semaine. Le problème est que le Haut Commandement allié a négligé l’effet de la défense anti-aérienne contre ses bombardiers, alors que dans le même temps ses chasseurs infligent des pertes considérables aux escadrilles de bombardement allemandes.

                     Comme les Allemands ont une vision plus tactique des bombardiers légers, ils ont pu considérer que leur point de vue était partagé par les alliés, surtout au vu de l’effort consenti par l’industrie britannique dans la production de plus de 1.000 Fairey Battles avant mai 1940. Dans cette perspective, ils ont doté leurs troupes au sol de moyens considérables de défense anti-aérienne, basée sur un principe élémentaire : la saturation. En dressant de véritables murs de projectiles divers face aux lents bombardiers attaquant en palier, ils rendent au minimum toute visée impossible et au mieux effacent du ciel tout appareil qui se serait imprudemment approché à moins de 2 km des convois. Contrairement aux divisions de panzers dont les canons se révèleront sous calibrés face aux chars français, les unités de Flak disposent de trois armes formidables pour la lutte anti-aérienne: les 20mm et 37mm à cadence ultra-rapide, tractés ou sur véhicules chenillés et bien sûr le 88mm qui sera déjà utilisé pour défendre les ponts construits sur la Meuse. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : durant la campagne de France, deux unités de Flak revendiqueront la destruction de 586 avions alliés, soit 40% des pertes enregistrées.

On sait aujourd’hui que malgré le fait qu’elle n’ait pas été visible du sol, l’action de la chasse alliée a été très efficace. Mais l’indéniable succès des escadrilles de chasse occulte le massacre des escadrilles de bombardement tactique.

 

              Ajouté au sentiment de panique qui va gagner peu à peu les autorités militaires puis civiles, en ce compris le nouveau Premier Ministre britannique, le manque de clairvoyance dans le choix d’un bombardier inadapté et dans la coordination de son usage figurent donc au rang des éléments essentiels de la rapide défaite de Mai-juin 1940. Comme en matière de blindés, les alliés disposent d’un nombre suffisant d’appareils. L’erreur réside dans l’ignorance quant à leur utilisation tactique et quant aux moyens mis en œuvre par les Allemands pour s’en protéger.

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